Danielle Bissonnette

Les mots des autres décrivent parfois mieux ou autrement de que je pourrais en dire. Voici un extrait d'article                       de Brigitte Purkhart dans la revue de théâtre Jeu : 

 ...

Rien ne remplacera jamais le magnétisme d’une parole conteuse en action ici et maintenant, telle qu’elle coule des lèvres du conteur. J’en ai fait l’expérience en décembre dernier, lors d’un rituel consacré au solstice d’hiver, célébré par la comédienne et conteuse Danielle Bissonnette,


LA PAROLE CONTEUSE POUR UN THÉÂTRE DE LUMIÈRE

L’évènement en question, ou plutôt la cérémonie, se tenait au Zocalo – un centre d’artistes professionnels de Longueuil, qui soutient la recherche, la création et la production en art imprimé. Sa cofondatrice, Claire Lemay, estime que les artistes ont parfois besoin, pour amorcer leur ouvrage, de se retrouver ensemble et de concevoir un projet à réaliser, avec des échéances à respecter. Aussi invite-t-elle volontiers des créateurs d’autres disciplines en vue de stimuler la création en arts visuels. Le romancier Yves Beauchemin et le poète Jean-Marc Desgent ont déjà donné des ateliers au Zocalo dans cette optique. Cette année, Danielle Bissonnette a pris la relève avec quatre rituels saisonniers, soutenus par une parole conteuse donnant vie à deux

contes et à deux mythes. Le Mythe de Perséphone s’insère dans l’équinoxe d’automne. Le dieu des enfers enlève la jeune fille à l’instar du temps qui plonge la terre dans la torpeur. Exil passager que rompra la fidèle vigilance d’une mère et de la nature. Barbe-Bleue, au solstice d’hiver, rappelle que même si les nuits sont longues et la noirceur obsédante, le feu qui brûle réduit en cendres la frayeur de la chambre interdite et la tyrannie du maître de            céans. À l’équinoxe de printemps, alors que le jour et la nuit s’équilibrent, Toutes-Fourrures lance le soleil, la lune et les étoiles de ses trois robes dans le firmament d’un monde régénéré. Inanna, reine de la Sagesse d’un mythe sumérien – le plus ancien de notre civilisation –, préside au solstice d’été, dispensant à l’univers l’ardeur d’une plénitude durement gagnée.

Depuis toujours, les équinoxes et les solstices ont été honorés dans les cultes de tous les peuples, par des célébrations rituelles, en parallèle avec les fêtes reliées aux rites de passage qui ponctuent nos vies, de la naissance à la mort. Les phases de notre existence se confondent aux cycles de la nature que rythment des périodes de corvée et de repos, de chaos et d’ordre, d’agonie et de renaissance. Ce n’est pas sans raison que l’Église a choisi, en l’an 354, de situer la naissance du Christ autour du solstice d’hiver, un temps alloué aux licencieuses Saturnales et au sacre des empereurs romains. Ainsi le pape Libère a-t-il décrété la suprématie de la chrétienté sur le paganisme et de l’empire spirituel sur le règne temporel, Jésus représentant la lumière jaillie des ténèbres à l’aube d’un ordre nouveau. 

La célébration du solstice d’hiver à laquelle j’ai assisté au Zocalo s’est déroulée selon un rituel commun aux trois autres rites saisonniers, dans l’atelier que se partagent les artistes : un local encombré de tables de travail et de presses d’impression que le « Il était une fois » du conte éclipse sans difficulté. D’autant plus que Danielle Bissonnette a retouché l’apparence des lieux en aménageant un environnement scénographique minimaliste, sans scène ni projecteurs. Sous les feux de la rampe des ambiances lumineuses du récit, elle jouera l’histoire de Barbe-Bleue devant un « mur de lointain » créé par des tissus (suspendus aux tuyaux sous le plafond) qu’elle a disposés dans un agencement de couleurs comme si elle peignait au pinceau. En guise de costume, une pièce d’art textile : une bande de Nuno dont elle s’enroule et qu’elle a elle-même « feutrée », selon une technique traditionnelle, consistant à incruster de la laine dans du tissu.


Lorsque le public prend place, un demi-cercle se forme spontanément. La conteuse convie chacun à se recentrer. Elle enchaîne avec l’interprétation dramatique du conte Barbe-Bleue, dans la version qu’en a donnée Bruno de La Salle Son jeu pourtant intense demeure sobre, porté par la sincérité du sentiment et la subtilité du ton. La parole conteuse, rehaussée par la magie du leitmotiv, brosse une galerie de tableaux composites, jonglant avec le naturalisme et le surréalisme, l’horreur et la beauté, le tragique et l’humour. Après la formule de clôture du conte suit une pause accompagnée d’un goûter.

 Des livres sont éparpillés sur une table : repère pour les curieux avides de fouiller le sujet. Au retour de la pause s’établit un échange entre la conteuse et le public. Impressions, interrogations, découvertes. Relevé des images marquantes, des interprétations plausibles, des rapports entre cette fiction et le réel. Retombées possibles sur la création. Dans certains cas, des exercices de créativité peuvent prolonger la célébration. Pour les artistes du Zocalo, la création s’avère individuelle, à l’intérieur d’un projet commun d’exposition d’estampes numériques. En ce moment, celle-ci en est une virtuelle, et on peut la « visiter » sur le site Web du centre (<www.zocaloweb.org>). Par contre, au printemps 2010, les oeuvres issues des quatre rites saisonniers seront exposées au Vieux-Presbytère St. Mark de Longueuil sous les auspices de la SODAC. 

Danielle Bissonnette a connu une florissante carrière d’actrice. En trente ans de métier, elle a interprété quantité de rôles à la radio, au cinéma et à la télévision, tout en jouant dans plus d’une quarantaine de pièces de théâtre. Elle en a écrit six elle-même et a réalisé plusieurs mises en scène. C’est une femme de vocation. Une artiste dans le sens noble du mot, avide de servir son art en cherchant, par le biais de la création, la beauté, la profondeur, l’authenticité, autant sur le plan esthétique qu’existentiel. Elle ne pouvait donc pas s’asseoir sur ses lauriers et s’accommoder d’un vedettariat sans idéal. Elle entreprend des formations, dont une maîtrise en art dramatique et un stage au Playback Theatre dans l’État de New York. Elle s’initie à la psychologie des profondeurs développée par Jung et au jeu psychophysique selon Stanislavski. 

Le conte – présent depuis sa tendre enfance grâce à un grand-père qui lui a appris à voir l’infini dans une fleur – s’immisce dans son parcours quand elle en découvre les vertus mystiques et curatives. Elle s’en inspire pour explorer une nouvelle forme de théâtre, ritualisée et interactive. Le conte devient ainsi un animateur, un guide, un adjuvant essentiel de la quête de soi. Un lien gémellaire unit maintenant l’actrice à la conteuse. Si l’actrice a donné sa chance à la conteuse, la conteuse a ramené l’actrice aux sources sacrées du théâtre. Voilà, en résumé, ce qu’elle en dit : « Depuis plusieurs années, je joue avec les contes, je les étudie, les analyse, les rêve, les adapte, les mets en scène les interprète.  Ces récits, enracinés dans le plus lointain de l’expérience humaine, illustrent nos existences contemporaines.

En jouant le conte, nous touchons à l’origine même du théâtre – les mystères –, où étaient éprouvés par la communauté, à divers niveaux d’intensité, l’histoire de la destinée de l’être humain et les changements nécessaires de conscience pour l’accomplir. Les mythes nous disent d’où on vient, où on est et où on va. Ils racontent de manière symbolique ce qui se passe dans les fondements de notre être. Le conte est à l’humanité ce qu’est le rêve à l’individu et le mythe à une civilisation. »

Pour Danielle Bissonnette, la préparation d’un matériau à offrir à sa parole conteuse implique l’intervention de trois instances : l’actrice, l’auteure et la conteuse. L’actrice explore le conte à la manière stanislavskienne. Elle s’engage sur les lieux du conte, endosse les divers rôles, s’imbibe d’images. Ressent les sensations, les émotions, l’énergie des personnages, et s’investit dans leurs enjeux. Sa propre réalité remonte alors à la surface, comme un écho du conte exploré. L’auteure s’approprie ces deux trames pour intensifier la création virtuelle de l’actrice en l’habillant de mots, en lui donnant une sonorité et un rythme, en entrelaçant ses contenus manifeste et latent. Quand la conteuse prend enfin la parole, « possédée » par les émotions de l’actrice et les mots de l’auteure, c’est grâce à la rencontre avec ceux qui l’écoutent qu’elle accouche du conte.

Jerzy Grotowski – à qui l’UNESCO a dédié l’année 2009 – associait la rencontre à l’essence même du théâtre. C’était en 196724. Cette perception fondamentale de l’art dramatique a été défendue récemment par l’auteur, acteur et metteur en scène italien Pippo Delbono25, au cours d’une conférence de presse. Le théâtre est le lieu d’une rencontre toujours incertaine et jamais gagnée d’avance, rappelait-il, entre personnes, époques, styles et idéologies. (Intéressant, car selon son étymologie, le mot « rencontre » – au masculin – a déjà désigné le combat et le coup de dés). 

Quant à son rôle de créateur dans ce corps à corps dramatique, Delbono le perçoit comme « un prétexte pour parler du monde ». Et « au » monde, par ricochet, si l’on tient à préserver la dynamique de la rencontre. Ce à quoi ne déroge aucun bon conteur, soucieux de parler du monde au monde, lui aussi, mais sans les atouts spectaculaires du théâtre. S’il en use à l’occasion, il le fera de façon minimaliste et sans ternir l’essence de son art : la parole conteuse. Là setrouve, je crois, la véritable source d’attraction du conte. Peut-être nous touche-t-elle à l’égal de la confiance de nos lointains ancêtres en l’art médecin. Peut-être nous ramène-t-elle à nos coeur à coeur avec l’Autre, au travers desquels nous nous sommes construits. À moins qu’elle ne renflamme tout simplement notre aspiration au rituel de partage dans un espace de liberté.

 

Photo : Barbe Bleue

© Céline Lalonde

 

Créez un site Web gratuit avec Yola